Dix semaines et quelques jours. Ton cou sent toujours cette odeur enivrante de bébé. Quand tu dors, tu souris toujours aux anges. Quand tu es réveillé, c’est à nous que tu souris, à pleines gencives. Tu t’agrippes toujours à nos doigts, un peu aussi à mes cheveux.
Dix semaines et des poussières. Si j’avais ôté les poussières, j’aurais dit de toi que tu ne faisais pas tes nuits. A part parfois le jour. Aujourd’hui je ne peux plus dire ça. Tu as enchainé sept heures de sommeil l’autre fois. Moi pas évidemment. Pas comme une primipare innocente qui suspend son sommeil à la respiration de son tout petit. Mais comme une multipare au bout du roul’ dont celui du milieu doit flipper de sa place si mal côtée qu’il se rappelle à ses parents toutes les nuits. Nos têtes à têtes nocturnes restent la norme et comme une conne, je reste souvent à te contempler quand tu t’endors dans mes bras au lieu de nous recoucher. Il parait que c’est l’amour qui rend idiot.
Dix semaines et des bricoles. D’après ton grand grand frère, tu as déjà dit ton premier mot il y a longtemps, c’était ‘rat‘. Faut dire que ça fait des semaines que tu causes et souris à tout va. Depuis quelques jours, quand tu pleures, tu dis ‘mama‘. Je suis obligée d’intervenir. Tu sauras toujours m’avoir par les sentiments. Tu cherches à attraper tes mains. Tu as renoncé à la tétine, et nous aussi, tu hurlais encore plus quand on te la proposait, ça avait pourtant marché un temps. Tu as eu quelques jours où tu suçais ta langue. Est-ce que tu prendras ton pouce ?
Dix semaines et des petites miettes. On s’apprivoise encore. Certains jours tout roule. Je te pose dans ton lit, tu dors et je me lave. Et d’autres jours, y a des couilles dans le pâté. Je te laisse hurler à t’en casser la voix car il faut que je fasse à manger à tes frères qui ont déjà trop attendu. Le temps de cuisson du riz n’a jamais semblé si long. Parfois je me plante, je crois que t’as faim alors que tu veux dormir, je crois que tu veux des câlins alors que t’as la dalle, je crois que t’as besoin de pleurer pour t’endormir mais tu t’arrêtes pas. Alors parfois je pleure aussi. Souvent, je suis fatiguée. Pourtant, petit bout par petit bout, si on additionne tout, je dors assez. Mais dort-on assez quand c’est par petits bouts? Les rendez-vous à heure fixe sont des expéditions, nos mercredis à quatre c’est ninja warriors, notre appartement, un décor post apocalyptique. Tes frères assurent un max même s’ils ont une mère un peu pourrie.
A peine un peu plus de dix semaines. Si tu avais été mon premier enfant, si tu étais né à terme, j’aurais repris le boulot cette semaine. Au radar évidemment. J’aurais repris la course folle qui m’épuisait déjà bien avant toi. Celle où mes yeux étaient rivés sur ma montre et ma tête ne cessait de calculer pour être ponctuelle à tous mes rendez vous et prendre mon train à temps (celui qui n’est jamais à l’heure). La sage femme ne m’a même pas encore autorisé à reprendre le sport. Ma rééducation n’est pas finie, j’ai plein de rendez vous à prendre pour toi. Je n’aurai pas vraiment été présente pour un boulot qui nécessite pourtant d’être complétement là. Je n’aurai surtout pas été avec toi, encore moins avec tes frères. Aujourd’hui je suis très loin de tout gérer, comment peut-on reprendre le travail aussi tôt? Pour ton grand grand frère, j’avais bénéficié d’un peu de rab’. Quelques jours car sa naissance avait été programmée avant son terme, un mois de congé pathologique car j’étais bien loin d’être prête. Pour ton moyen grand frère, la prématurité nous avait permis de passer de longues semaines ensemble. Mais dans les deux cas, j’ai eu l’impression de débarquer d’une autre planète en retournant bosser. Mon monde avait vrillé, le leur continuait d’avancer. Un boulot à mi temps, que j’aimais, avec des collègues bienveillants pourtant. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Dix semaines et quelques jours. Et je reste avec toi. Parce que notre rencontre s’est fait quelque jours avant, parce que tu es mon troisième bébé et parce que même après ce que la société nous accorde on se prendra un peu de rab’. Et je vais muscler mon périnée et t’emmener chez le kiné. Je vais te laisser téter à la demande comme dans les manuels. Je vais te garder dans mes bras si tu en a besoin même si je te laisserai surement encore pleurer pour aller faire pipi. Je vais aller chercher tes frères à l’école parfois. Le linge continuera de trainer et y aura encore des miettes sous la table. Je ne me poserai pas la question de la nounou où de la crèche, pas tout de suite. Je ne vais pas flipper si tu ne prends pas le biberon. Je ne vais pas dompter de tire lait électrique et faire des réserves au congélo. Je vais faire ce qu’on conseille dans les bouquins, je vais prendre soin de moi. Pas en mettant du rouge à lèvres sous mon masque et en allant se faire épiler le maillot. Mais en enfilant un jogging et en nous laissant vivre. Je vais nous laisser le temps.